La pensée et le langage
Quelles sont les limites orientales du « monde occidental » ? La Russie est-elle en Europe ? L’histoire des idées linguistiques peut apporter des éléments de réponse à ces questions entêtantes, et la linguistique « occidentale » serait incomplètement connue si on ne l’élargissait pas à l’exploration de sa variante « orientale ».
A. Potebnja (1835-1891), professeur de langue et littérature slave orientale à l’Université de Kharkov / Kharkiv en Ukraine, adopte et adapte, en son lieu et son temps, les principes de la lignée humboldtienne. En une étonnante synthèse du romantisme et du positivisme, il transforme la notion métaphysique humboldtienne de « forme interne de la langue » en une notion lexico-psychologiste, la forme interne du mot, censée donner accès aux « représentations » collectives des locuteurs d’une langue donnée, accessibles par un travail de reconstruction étymologique. Mais la richesse – ou l’ambiguïté – de sa synthèse donne lieu en Russie à des interprétations contradictoires de son œuvre, tour à tour considérée comme idéaliste ou matérialiste. Elle est pourtant une étape sur le long chemin de la découverte de la dimension propre de la langue, qui devait aboutir plus tard au linguistic turn, jalon de la modernité.
On observera que les conditions draconiennes de la censure tsariste ont accordé peu de marge à Potebnja pour laisser paraître son souci de sauver la culture ukrainienne de la russification.
Margarita Schönenberger est maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, Centre de linguistique et des sciences du langage et Section de langues et de civilisations slaves et de l’Asie du Sud-Est. Elle enseigne le russe, la traduction du russe, et a publié une thèse remarquée sur la notion de « langue littéraire » en Russie.
Patrick Sériot est professeur honoraire de l’Université de Lausanne, créateur et animateur du Crecleco (Centre de recherches en épistémologie comparée de la linguistique d’Europe centrale et orientale, https://crecleco.seriot.ch). On lui doit de nombreux ouvrages et traductions sur la linguistique russe du xıxe siècle à nos jours.